lundi 19 juillet 2010
Il y a certains billets que l'on publie sur son blog et qui ont une valeur particulière. Non pas parce que ce type de billets vous amène des milliers de visiteurs à la recherche de la dernière sextape de Lady Gaga ou de photos sexy de bimbos dénudées, mais parce que le contenu est intemporel, toujours juste malgré le temps qui passe (contrairement au corps de la fameuse bimbo qui se fait massacrer encore un peu plus par l'usure du temps).
Ce billet intitulé "L'intelligence collective peut tuer une bonne idée" a été publié en juin 2008. Il est cher à mon cœur parce qu'il me semble toujours aussi juste pour exprimer la dureté du métier du créatif face à la médiocrité d'individus en groupe ! L'individu en groupe cherche à se montrer plus malin que ses pairs et se jette à bras raccourci sur la création qui lui est proposée.
Flashback :
Je suis tombé il y a plusieurs années sur ce texte, l'œuvre géniale d'un créatif de talent qui a visiblement beaucoup d'expérience dans la publicité ou le marketing direct. Prenez le temps de lire l'intégralité de sa prose. J'adore ce traité humoristique pour parler de la bêtise collective. Et c'est tellement vrai.
Voici comment on peut tuer une bonne idée ou tuer toute innovation par l'addition d'intelligences individuelles, ou comment chaque intelligence individuelle peut génèrer une stupidité collective. Probablement l'effet de foule qui a toujours rendu les hommes moins intelligents... Et si finalement 1+1+1+1=0 ?
" Mardi 8 juin 1663 15h30. Le concepteur-rédacteur Jean de La Fontaine arrive au château de Vaux. Il est en retard, il gare son carrosse en double file. Son client, le surintendant Fouquet, l’attend. Avant d’entrer dans la salle, Jean de la Fontaine se remet sa body-copy en mémoire. Elle répond parfaitement au problème posé :
Soudain, il déchante. Le surintendant n’est pas seul. Il est entouré d’un responsable des études, d’un directeur marketing et d’un directeur des ventes. Par le passé ces gens très érudits, très intelligents ont déjà modifié ses textes d’une manière très érudite, très intelligente mais très empoisonnante aussi. A chaque fois, les fables rafistolées par ces experts ont fait un bide. Jean de La Fontaine songe à tourner les talons, mais il songe aussi que son loyer lui coûte 50 louis par mois. Il reste ...
Un peu tremblant, Jean de La Fontaine lit son titre: “la cigale et la fourmi”. Le directeur des ventes lève déjà les yeux au ciel. “Trop ciblé ! Cet insecte ne vit que dans le sud ! Nous voulons aussi toucher tout le pays. Qui est sensible aux cigales en Bretagne ? Je ne fais pas de création, mais je mettrais quelque chose comme grillon ou sauterelle”. Il est fier de sa sortie, il jette un œil sur son patron. Il a tiré plus vite que les deux autres. Il ne vole pas son salaire.
Vexé de n’avoir pas ouvert la bouche le premier, le directeur marketing suggère de mettre “abeille”. Le responsable des études bondit comme un ressort. Dans l’inconscient du public, “abeille” veut dire travailleuse obstinée privée de toute vie sexuelle. C’est négatif. Le surintendant Fouquet, suggère “mouche”. C’est selon lui plus quotidien, plus simple, plus vécu. On applaudit le patron.
Nouveau titre : “La mouche et la fourmi”. Comme on a repoussé son grillon et sa sauterelle, le directeur des ventes suggère de remplacer “fourmi” par “coccinelle” qui est plus poétique selon lui. On trouve l’idée judicieuse. En secret, il voit la fable déjà imprimée et rêve de dire à sa femme : “C’est moi qui ait trouvé la moitié du titre”. On vote.
Nouveau titre : “La mouche et la coccinelle”. L’épreuve du titre passée, Jean de La Fontaine lit le démarrage de sa body-copy. “La mouche ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue”. Le surintendant Fouquet le coupe. “Une mouche ne chante pas. Je comprends que ça allait bien avec la cigale, mais maintenant, il faut écrire : ayant bourdonné”. La Fontaine rature en pensant à son carrosse qu’il n’a pas fini de payer. Il relit. “La mouche ayant bourdonné tout l’été ...” Le directeur des ventes le coupe. “Tout l’été est vague, mieux vaudrait dire “du 21 juin au 22 septembre inclus” Tout le brain-trust acquiesce.
On relit “La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus se trouva fort dépourvue...”. Le surintendant Fouquet prend la parole. “Se trouva fort dépourvue” est une belle tournure, mais trop élitiste. La bergère lambda ne la comprendra pas. Il faut être beaucoup plus au ras des fleurs de lys, le peuple a besoin de style direct. Il faudrait écrire “fut bien emmerdée”. C’est certes un peu trivial, mais il ne faut pas perdre de vue les gens auxquels on s’adresse. “La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus fut bien emmerdée lorsque la bise fut venue”.
Le directeur des ventes se lève. “Bise” est très bon, mais ce mot lui fait très peur. Les gens sont très premier degré. Ils ne comprendront pas “bise - vent du Nord” mais “bise - un baiser”. Il faudrait tester mais il est déjà certain que le public interprétera que la mouche est emmerdée quand la bise arrive parce qu’elle est homosexuelle. Le français est d’ailleurs trop imprécis à propos de cet insecte. On écrit toujours “la” mouche et jamais “le” mouche. Le directeur des études crie casse-cou. Le groupe frissonne. On revient de loin.
Jean de La Fontaine relit. “La mouche et la coccinelle”. “La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus fut bien emmerdée lorsque l’hiver arriva”. Les bravos fusent. Le directeur des ventes glisse à l’oreille du surintendant Fouquet que La Fontaine a un talent fou. Il a eu raison de faire appel à lui.
Sans le dire, Jean de La Fontaine a honte. Il trouve son texte plat, impersonnel et dépourvu d’impact. Il se tait cependant. Le crépi de sa maison doit être refait. Jean de La Fontaine fut, peu après, chassé de chez le surintendant Fouquet. Car après des tests, le public jugeait “La mouche et la coccinelle” plate, impersonnelle et dépourvue d’impact.
Dieu merci, cette histoire a trois cent quarante sept ans."
Vous avez aimé ? Je n'ai jamais pu trouver la trace de cet auteur génial. Si par hasard, vous le connaissez, je serai heureux de le rencontrer in Real Life.
Ce billet intitulé "L'intelligence collective peut tuer une bonne idée" a été publié en juin 2008. Il est cher à mon cœur parce qu'il me semble toujours aussi juste pour exprimer la dureté du métier du créatif face à la médiocrité d'individus en groupe ! L'individu en groupe cherche à se montrer plus malin que ses pairs et se jette à bras raccourci sur la création qui lui est proposée.
Flashback :
Je suis tombé il y a plusieurs années sur ce texte, l'œuvre géniale d'un créatif de talent qui a visiblement beaucoup d'expérience dans la publicité ou le marketing direct. Prenez le temps de lire l'intégralité de sa prose. J'adore ce traité humoristique pour parler de la bêtise collective. Et c'est tellement vrai.
Voici comment on peut tuer une bonne idée ou tuer toute innovation par l'addition d'intelligences individuelles, ou comment chaque intelligence individuelle peut génèrer une stupidité collective. Probablement l'effet de foule qui a toujours rendu les hommes moins intelligents... Et si finalement 1+1+1+1=0 ?
" Mardi 8 juin 1663 15h30. Le concepteur-rédacteur Jean de La Fontaine arrive au château de Vaux. Il est en retard, il gare son carrosse en double file. Son client, le surintendant Fouquet, l’attend. Avant d’entrer dans la salle, Jean de la Fontaine se remet sa body-copy en mémoire. Elle répond parfaitement au problème posé :
- Stratégie : prouver au lecteur que les poètes n’ont pas les pieds sur terre.
- Ton à employer: allégorique.
- Media : gazette grand public. Jean de La Fontaine se rassure, “La cigale et la fourmi” est pile dans la plaque.
Soudain, il déchante. Le surintendant n’est pas seul. Il est entouré d’un responsable des études, d’un directeur marketing et d’un directeur des ventes. Par le passé ces gens très érudits, très intelligents ont déjà modifié ses textes d’une manière très érudite, très intelligente mais très empoisonnante aussi. A chaque fois, les fables rafistolées par ces experts ont fait un bide. Jean de La Fontaine songe à tourner les talons, mais il songe aussi que son loyer lui coûte 50 louis par mois. Il reste ...
Un peu tremblant, Jean de La Fontaine lit son titre: “la cigale et la fourmi”. Le directeur des ventes lève déjà les yeux au ciel. “Trop ciblé ! Cet insecte ne vit que dans le sud ! Nous voulons aussi toucher tout le pays. Qui est sensible aux cigales en Bretagne ? Je ne fais pas de création, mais je mettrais quelque chose comme grillon ou sauterelle”. Il est fier de sa sortie, il jette un œil sur son patron. Il a tiré plus vite que les deux autres. Il ne vole pas son salaire.
Vexé de n’avoir pas ouvert la bouche le premier, le directeur marketing suggère de mettre “abeille”. Le responsable des études bondit comme un ressort. Dans l’inconscient du public, “abeille” veut dire travailleuse obstinée privée de toute vie sexuelle. C’est négatif. Le surintendant Fouquet, suggère “mouche”. C’est selon lui plus quotidien, plus simple, plus vécu. On applaudit le patron.
Nouveau titre : “La mouche et la fourmi”. Comme on a repoussé son grillon et sa sauterelle, le directeur des ventes suggère de remplacer “fourmi” par “coccinelle” qui est plus poétique selon lui. On trouve l’idée judicieuse. En secret, il voit la fable déjà imprimée et rêve de dire à sa femme : “C’est moi qui ait trouvé la moitié du titre”. On vote.
Nouveau titre : “La mouche et la coccinelle”. L’épreuve du titre passée, Jean de La Fontaine lit le démarrage de sa body-copy. “La mouche ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue”. Le surintendant Fouquet le coupe. “Une mouche ne chante pas. Je comprends que ça allait bien avec la cigale, mais maintenant, il faut écrire : ayant bourdonné”. La Fontaine rature en pensant à son carrosse qu’il n’a pas fini de payer. Il relit. “La mouche ayant bourdonné tout l’été ...” Le directeur des ventes le coupe. “Tout l’été est vague, mieux vaudrait dire “du 21 juin au 22 septembre inclus” Tout le brain-trust acquiesce.
On relit “La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus se trouva fort dépourvue...”. Le surintendant Fouquet prend la parole. “Se trouva fort dépourvue” est une belle tournure, mais trop élitiste. La bergère lambda ne la comprendra pas. Il faut être beaucoup plus au ras des fleurs de lys, le peuple a besoin de style direct. Il faudrait écrire “fut bien emmerdée”. C’est certes un peu trivial, mais il ne faut pas perdre de vue les gens auxquels on s’adresse. “La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus fut bien emmerdée lorsque la bise fut venue”.
Le directeur des ventes se lève. “Bise” est très bon, mais ce mot lui fait très peur. Les gens sont très premier degré. Ils ne comprendront pas “bise - vent du Nord” mais “bise - un baiser”. Il faudrait tester mais il est déjà certain que le public interprétera que la mouche est emmerdée quand la bise arrive parce qu’elle est homosexuelle. Le français est d’ailleurs trop imprécis à propos de cet insecte. On écrit toujours “la” mouche et jamais “le” mouche. Le directeur des études crie casse-cou. Le groupe frissonne. On revient de loin.
Jean de La Fontaine relit. “La mouche et la coccinelle”. “La mouche ayant bourdonné du 21 juin au 22 septembre inclus fut bien emmerdée lorsque l’hiver arriva”. Les bravos fusent. Le directeur des ventes glisse à l’oreille du surintendant Fouquet que La Fontaine a un talent fou. Il a eu raison de faire appel à lui.
Sans le dire, Jean de La Fontaine a honte. Il trouve son texte plat, impersonnel et dépourvu d’impact. Il se tait cependant. Le crépi de sa maison doit être refait. Jean de La Fontaine fut, peu après, chassé de chez le surintendant Fouquet. Car après des tests, le public jugeait “La mouche et la coccinelle” plate, impersonnelle et dépourvue d’impact.
Dieu merci, cette histoire a trois cent quarante sept ans."
Vous avez aimé ? Je n'ai jamais pu trouver la trace de cet auteur génial. Si par hasard, vous le connaissez, je serai heureux de le rencontrer in Real Life.
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